C’est à l’université que j’ai commencé à m’intéresser à la photographie. J’ai rejoint un club amateur, où je passais des heures en chambre noire à développer des images en noir et blanc. C’était un espace de silence et de concentration, presque méditatif. À l’époque, je vivais à Paris. J’ai commencé à explorer la ville avec un appareil, à observer les visages, les reflets, les détails ordinaires qui deviennent presque invisibles à force d’habitude. Les autoportraits sont venus ensuite, comme une tentative de me situer dans cet environnement urbain en mouvement constant.
Ce qui m’a toujours attirée, ce sont les ambiances qui échappent à l’instantané. J’aime photographier la ville dans des moments où elle se dérobe à sa propre fonction : la nuit, les lieux désertés, les foules qui ne laissent que des fragments d’individualité. Ce que je cherche, c’est la solitude dans la multitude, la poésie d’un arrêt dans le flux. À New York, à Paris, la lumière artificielle transforme l’espace urbain, le rend instable, vibrant, parfois mélancolique. C’est dans ces lumières-là que j’ai trouvé mon langage.

Depuis quelque temps, mon regard s’est tourné vers les forêts de ma région. Elles subissent des coupes rases de plus en plus fréquentes. J’ai vu des alignements de chênes abattus le long des chemins, comme des corps allongés. Ces images m’ont profondément marquée. J’ai ressenti le besoin de créer des installations in situ, pour inscrire une forme de mémoire là où le vivant a été effacé. J’ai réalisé une série de portraits où des visages d’anciens se superposent au veinage du bois, comme si la peau et l’écorce racontaient une même histoire, celle du temps qui passe et laisse ses empreintes.
J’ai aussi travaillé sur des collages pour explorer cette idée de fusion entre les mémoires humaines et végétales. Les arbres abattus, comme les souvenirs, partagent une temporalité enfouie, une forme de disparition lente. En parallèle, j’ai commencé à utiliser des techniques anciennes, notamment le cyanotype. Je travaille avec la lumière naturelle, comme je le faisais à la chambre. Les tanins végétaux que j’extrais des arbres eux-mêmes donnent à mes images une matérialité organique, presque fragile. C’est une manière pour moi de redonner aux arbres leur propre temps.
Ma démarche cherche à éveiller une conscience sensible des écosystèmes forestiers, à rendre perceptibles les réseaux de relations et de dépendances qui assurent leur survie. Je rêve d’un monde où les arbres, en particulier les chênes, ont le droit de vieillir. Où les villes elles-mêmes réintègrent la forêt comme un acteur vivant de l’espace. Mes séries posent une question : quelle place laissons-nous aujourd’hui aux forêts, à leurs rythmes lents, à leur mémoire silencieuse ?
Je travaille avec des techniques mixtes : cyanotypes, photographie, interventions plastiques sur le papier, jeux de lumière sur l’objet photographique, collages d’archives et d’images vernaculaires, installations dans le paysage. Chaque geste cherche à relier, à faire dialoguer matière et mémoire. Ce sont les vieux arbres que je veux rendre visibles, ceux qu’on oublie, qu’on efface trop vite. Ils sont les gardiens de la forêt, les porteurs d’un savoir silencieux. Ils sont, pour moi, le cœur du vivant.
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